Qu'est ce qu'un couple aujourd'hui? Peut -il durer? Quelles seraient les conditions d'un couple "durable"? Article écrit par Natalie Bourgeois,psychanalyste,thérapeute de couple,paru dans le "Dauphiné Libéré".
La psychanalyse entre tradition et modernité?
La psychanalyse émerge au début du 20 ème siècle, suite à ce que Roland Gori nomme une débâcle d’un libéralisme à bout de souffle et d’un nihilisme, dans une société où le taylorisme, cette fragmentation des actes par lequel l’ homme est assujetti à des automatismes, révolutionne le rapport de l’homme au travail, ce qui accroît considérablement la détresse et la difficulté de l’émergence du sujet. On pensait au 18 ème siècle avec Kant et le rationnalisme que la raison allait sauver le monde. La société fin 19ème siècle réalise que les découvertes techniques vont de paire avec une pauvreté culturelle majeure. Sur ce terrain culturel, politique et social en crise, le geste freudien, reprend Roland Gori dans « La crise de la psychanalyse » est de penser un lieu qui décide malgré le sujet.. Il existe dit Freud une intersubjectivité inconsciente. Il trouve cette solution par le biais des hystériques que l’on commence grâce à Charcot à prendre au sérieux.. Peut- être ne jouent elles pas la comédie.. ils se pourraient que ces femmes soient habitées par une instance qui viendraient d’elles -mêmes et ne seraient pas possédés par quelques démons. A la même époque , on s’agite quand même désespérément pour tenter d’exorciser celles qu’on a appelées « Les possédés de Morzine ». Pour Roland Gori, l’hystérie à cette époque symbolise la défaite du libéralisme. Freud induit donc l’idée avec cet inconscient, mais Marcel Gauchet en avait déjà évoqué les prémisses avec cette idée d’inconscient cérébral, part symbolique des comportements, que le gouvernement de soi est impossible et qu’il est un jouissance à être gouverné. Nous connaissons aujourd‘hui une crise de valeurs que Roland Gori apparente à celle de la fin du 19 ème siècle mais qui ne redore pas hélas le blason de la psychanalyse. Qu’est ce qui nous empêche comme Freud l’a fait de faire réémerger la psychanalyse. Pourquoi est-elle en crise aujourd’hui ? Qu’est ce qui explique qu’elle est en désamour avec la culture ? Nous sommes passés explique Gori à la lumière des écrits de Walter Benjamin d’une société fondée sur le récit à une société de l’information. Nous souffrons d’une « infobésité » pour reprendre son expression. Le temps d’appropriation est évacué. Il faut du temps pour se poser, pour penser. La pensée n’est pas immédiate et le temps est aujourd‘hui une réalité marchande.
Le deuxième point d’achoppement est que la psychanalyse s’inscrit dans le genre narratif au moment où la société demande de se convertir en chiffres. L’individu n’existe plus. L’environnement comme le sujet sont technicisés.
Pourtant la psychanalyse résiste mais comme le regrette Jean Pierre Winter, psychanalyste et écrivain, « c’est un sport de combat ! Contre le scientisme du tout génétique ou des nouvelles psychothérapies comportementalistes qui promettent ce qu’elle ne peuvent donner, contre le tout constructivisme, la pratique pseudo -scientifique des évaluations, contre le management harcelant, contre le délire du manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’Association américaine de psychiatrie(DSM5) ».
D’aucuns diront qu’elle est obsolète et que les psychanalystes s’acharnent à voler les patients des thérapies dites modernes qui elles fonctionnent et sont efficaces. Le débat est vif et passionné...
A mon sens, c’est parce qu’elle se situera entre tradition et modernité que la psychanalyse trouvera un souffle.. dans le pur respect des textes fondamentaux et assurée par les autres disciplines du champ culturel et social :sociologie, philosophie, littérature mais aussi neurosciences.
Je vois trois idées qui viennent marquer à quel point elle nous permettra encore de tendre vers un idéal humain : le rapport au temps, une loi de l’inconscient qui introduit de fait de l’indétermination et l’émergence de nouvelles pathologies ou de nouveaux états adaptés d’une démocratie en perte de sens qui impose un regard éclairé du penseur qu’est le psychanalyste au risque de perdre ce que Jaurès appelle « la parcelle d’humanité en chacun de nous qui refuse de faire de nous un outil »,cette faculté de résister à tout fatalisme biologique ou économique, à ce qu’on fasse de l’homme un usage.
Freud a inventé un concept qui pose que la notion de temps va être nécessaire à l’élaboration d’un discours dans la cure analytique mais aussi qu’il y aura un retour sur le passé dans une forme de régression et que ce va et vient entre présent et passé vécu par le patient est la clé d’une élaboration symbolique possible. Je pense que cette idée du temps dans ces deux acceptions(temps de la séance et cette recherche d’un temps perdu pour reprendre l’expression proustienne) est un des facteurs pour lesquels la psychanalyse se positionne aujourd’hui dans un rapport de modernité tout en restant fidèle à la tradition.
Certes l‘idée est la même qu’en cette fin du 19ème siècle : il s’agit pour l’analysant de se poser, de trouver du temps pour parler de lui mais dans un autre monde :la sphère de l’opinion, de l’audimat, dans lequel la popularité d’un sujet le rend compétent et peu importe le contenu de son discours.. L’important en bon sophiste ou imposteur, pour reprendre l’expression de Roland Gori, c’est la forme ! Un monde qui plus est, où l’on tweet,on commente, on juge à l’emporte- pièce dans un délai limité, on répond le plus vite possible aux tests de qi pour classifier une intelligence. Le temps contemporain n’est pas le temps freudien.
Mais qu’est- ce à dire concernant la psychanalyse et quelle doit être sa posture pour trouver ce souffle aujourd hui ? La résistance.. Se battre pour voler le temps de l’analyse à l’immédiateté de la technique qui a pour fonction de réduire l’attente, les délais, pour que ce temps- là soit rentable.. Le manque de temps déconstruit le sujet pour un faire un citoyen parfaitement adapté et parfaitement aliéné.
Dans le temps surgit la pensée et au cours de l’élaboration de la pensée émerge un désir de sujet qui par là même devient un rempart contre la psychose.
Je vous propose de revoir un concept très intéressant introduit par Winnicott pour établir un rapprochement entre ce temps nécessaire à l’adulte aujourd’hui face à une société de l’instant et de la nécessité d’une immédiateté du désir ou plutôt une urgence du remplissage des vides qui ne laisse aucune place pour l’émergence d’un doute, d’une question, d’un désir.
Ce disciple de Freud et de Mélanie Klein introduit l’expression « objet transitionnel » ou « phénomène transitionnel ». C’est dans l’espace d’une aire d’illusion que sont constitués les objets et phénomènes transitionnels. L’ enfant, quand la mère lui donne le sein, a besoin de croire ,l’espace de cette aire, de ce temps donné, que c’est lui qui crée la mère . « J’ai introduit cette aire transitionnelle pour désigner l’aire d’expérience qui est intermédiaire entre le pouce et l’ours entre l’érotisme oral et la relation objectale vraie » écrit -il dans « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels ».
Autrement dit l’enfant a besoin de ce temps -là, de cette illusion qui lui permet d’appréhender les objets du monde externe progressivement.
C’est l’adverbe progressivement qui est intéressant ici .
Le réel ne peut pas faire irruption violemment chez l’enfant et si c’est le cas il risque d’être rejeté aussi violemment dans ce que Lacan appellerait la forclusion.
Je pense que cette aire- là dans nos sociétés hyperréactives, hyperactives est présente symboliquement dans la cure analytique et qu’elle a une vraie fonction.
Le sujet hyper connecté qui n’a pas le temps de se poser, pour apprendre, comprendre, penser le monde ne peut résister à sa violence s’il ne connait pas une aire intermédiaire d’expérience.
Il ne s’agit pas de lui donner un doudou pour qu’il éponge ses souffrances et se sente moins seul quoique parfois ça pourrait l’aider.. pas du tout car Winnicot ne traitait pas ici que du fameux doudou :il parlait de tous les phénomènes qui viennent de l’extérieur. Il écrit :« Selon cette définition, il faut situer dans cette aire transitionnelle au titre de phénomènes transitionnels : le babil d’un nourrisson ou la façon dont un enfant plus grand passe en revue son répertoire de mélodies et de chansons au moment de s’endormir ». Il s’agit de lui offrir cette aire transitionnelle afin qu’il expérimente ce réel, qu’il le questionne, le mette en doute, le rejette peut- être ou l’introjecte. Certainement pour résister aux sirènes de ce que la psychiatrie appelle aujourd’hui les personnages « as if » : personnage qui n’est pas en capacité de s’approprier les choses du réel : il est tout à fait normal, normé dira t’-on : il fait de la musique si on lui demande, de la littérature aussi, il parle psy à ces heures mais il y a quelque chose qui cloche dira Roland Gori :le personnage est partout mais il n’y est pas ; il s’est hyperadapté et n’a pas eu besoin de s’approprier les choses. Un vide énorme qui a besoin de la masse autour de lui. Aussi bien d’extrême droite que d’extrême gauche d’ailleurs peu importe..
Cette aire intermédiaire donnée par la psychanalyse a cette fonction.
Nous sommes face à ce monde en mouvement tels des enfants qui avons besoin de cette aire faite de temps et d’un médiateur afin d’accéder proprement aux nouvelles données. Ce temps c’est le temps de la séance et le psychanalyste sera ce médiateur qui tente de faire des liens autorisant chez le patient les connexions créatrices de pensée. Mais n’y a-t-il pas d’autres risques que le « as if » à se passer de cette médiation et y-aurait -il un risque à donner une solution clé en mains à une question posée par un patient pressé sans lui donner le temps de se poser les bonnes questions ? Aucun risque immédiat mais l’idée que donner à faire un test de QI à un enfant qui s’ennuie en classe et lui faire passer une classe pour qu’il gagne du temps sans s’attacher à ce qu’il exprime dans cet ennui, somme toute très sain pour un enfant, est vraiment un pari sur « qu’est ce qu’être un enfant »,la définition de cette aire d’apprentissage d’innocence et d’immaturité.. On essaie de suradapter l’enfant à une classe d’âges,un système normatif par un évaluation arbitraire. Walter Benjamin prend l’exemple de cet enfant qui fait le geste d’attrapper la lune comme un objet. Ce geste nous dit l’auteur, n’est pas vain malgré les apparences. Winnicott répondrait que l’enfant a besoin de croire que la lune est cet objet sur lequel l’enfant a un rôle et donc aussi qu’il l’a crée. Que ce soit vrai ou pas ,on s’en moque. L’important est qu’il le croit. Un enfant trop adapté a perdu l’ignorance de son enfance comme le note Benjamin.
Par ce refus normatif de laisser du temps au temps, de laisser grandir l’enfant dans ses illusions, ses mensonges aussi qui le protège du réel intrusif , on nie l’altérité de l‘autre ce qui ne lui permet pas d’être sujet lui-même. « Prenez ce médicament et vous irez mieux » ou votre enfant est précoce vous avez de la chance »
La psychanalyse caresse l’idée de l’accueil du patient dans son unicité, l’écoute d’un enfant sans volonté de l’évaluer, ce temps ou le patient peut tout dire et tout exprimer parce qu’on ne va pas lui couper la parole, on ne va pas lui poser de questions parce qu’il va pouvoir associer librement. Il va pouvoir dire tout et son contraire, se rebeller se mettre en colère, pleurer, se fustiger, nous fustiger.. et exprimer pleinement ce qu’il est dans toutes ses contradictions. Nicolas Grimaldi écrit dans « le Désir et le temps » « C’est dans le déficit, l’humiliation la douleur, la révolte, l’absence et le besoin que nous prenons le plus violemment conscience de ce que nous sommes face à ce qui nous est refusé. » L’émergence de la conscience est possible si le psychanalyste s’efface et s’il l’autorise à sombrer dans ses contradictions pendant le temps de cette aire transitionnelle volée à un réel où juste après la séance ,chez lui ou au travail ou même dans son groupe d’amis ,on lui demandera d’être consensuel.
En ce sens, la psychanalyse respecte cette tradition d’une nécessité de temporalité non inquisitrice non imposée mais aujourd hui c’est une véritable gageure, voire un combat pour survivre dans une société pour laquelle le temps est une chose qui s’achète.
La deuxième piste qui nous place au carrefour de la tradition et la modernité est cette fameuse hypothèse de l’inconscient psychique. Les recherches sur le cerveau n’ont pas vraiment contredit les principes freudiens. L ‘homme humaniste n’a pas été effacé par l’homme neuronal, voire l’homme hormonal. L’imagerie médicale démontre qu’il existe bien un corps psychique qui permet à un accidenté amputé de se souvenir du membre manquant, ce qui donnerait vie à la notion de pulsion. Certes nous sommes face ici à une difficulté linguistique. Lionel Nacache, neurologue et chercheur en neurosciences écrit : « La grande originalité théorique de Freud est de penser qu’il existe un refoulé inconscient. Pour lui, cet inconscient aurait sa propre structure interne. Or le refoulement freudien, si vous le considérez avec le regard d’un chercheur en neurosciences, possède tous les attributs d’un processus conscient. Freud parle d’un processus de contrôle qui agirait comme une sorte de gardien de la paix mentale, pour interdire l’accès à la conscience de certaines représentations. Ce processus échapperait à notre conscience. C ‘est ce avec quoi je ne suis pas d’accord »
Au-delà de ce que j’appelle une querelle de mots il y a, je crois, une vraie résonnance moderne à l’idée d’un inconscient possible qui nous maintiendrait dans l’idée que ça n’est pas visible mais que c’est tangible..
Et pourtant, Les progrès de la technique font croire à l’homme qu’il est en capacité de tout contrôler. Vous avez peut être récemment croisé dans les médias un nom étrange :Crispr-cas9 . A partir d’un système immunitaire adaptatif découvert chez les bactéries en 2007, une séquence particulière de l’A.D.N baptisée Crispr et d’une enzyme découpeuse d’A.D.N, deux équipes de biologistes ont mis au point en Californie une technique de suppression et d’insertion de gênes, bouleversant les pratiques du génie génétique. Lors d’un colloque qui se tenait en mai 2009 à LA Harvard Medical school, les spécialistes tenus au secret discutaient la possibilité de synthétiser intégralement le génome humain.
Pour l’instant il ne s’agit que de synthétiser le génome humain dans une lignée cellulaire pas de cultiver des surhommes mais quand même.. Quel est l’état d’esprit d’un biologiste face à une telle découverte ?L’omniscience, l’idée qu’il devient Dieu ? N’est ce pas dommageable ? L’inconscient est cette zone grise qui, en dépit de toutes les connaissance possibles, reste à définir et qui tend l’homme vers son peut-être, vers un pourquoi pas, vers un doute ultime sur sa propre capacité à savoir, aimer, vivre ou mourir. Se sentir habité, mu par cette instance refoulée c’est faire aussi de l’homme un être d’histoire ce qui nous distinguera des surhommes les plus aboutis et les plus puissants et nous confère de fait une note d’humilité. Roland Gori écrit à ce sujet : « La loi de l’inconscient introduit de l’indétermination »
Qui plus est, la psychanalyse aujourd ‘hui est encore mais elle l’était déjà sous Freud, une instance surmoîque qui n’est pas juste une démarche thérapeutique mais qui contient en elle-même sa fonction de régulateur, surmoi d’une société en dérive.
Ariel Linder, directeur de recherches à l’INSERM note à ce sujet : « Nous allons devoir tracer des frontières entre ce qui est faisable, souhaitable et utile.» La psychanalyse ne pose pas les possibles , elle pose et posera encore longtemps les limites du possible.
Le dernier point qu’il me parait important de souligner sur la posture de la psychanalyse d’aujourd hui au regard de la tradition freudienne est le décalage qu’un André Green a théorisé autour de toutes nouvelles pathologies. Il le résume en ces mots qu’il écrit dans « La folie privée » qu’il publie en 1990 sous forme de 11 études. Comme l’indique son sous-titre, « La psychanalyse des cas- limites » ce livre est un bilan de sa recherche aussi bien clinique que théorique.
L’occasion de faire le point sur les travaux de ses prédécesseurs, au premier chef ceux de Freud, de Lacan dont il suivit le séminaire avant de s’en séparer, de Winnicot et de Bion, auteurs dont l’influence sur sa pensée fut déterminante. Mais « la Folie » est riche de concepts spécifiquement greeniens comme celui de la psychose blanche, l’un de ses principaux apports théoriques.
Green est dans cette zone grise dans laquelle se trouve l’entre -deux de la psychanalyse .
Nous ne sommes plus en effet comme chez Freud sur des limites marquées entre névrose et psychose par exemple. Les frontières sont devenues poreuses. Grâce aux progrès de la chimie, le psychotique,par exemple le maniaco -dépressif ,grâce au lithium peut habiter notre monde. De même un homme diagnostiqué shizophrène a récemment écrit un ouvrage sur sa vie.. Un psychotique qui se raconte ?? Et la psychose blanche en question n’est- elle pas juste le reflet d’une société en perte de repères identificatoires qu’il nous faut donc traiter avec une démarche moderne sans oublier le fondamental décrit par Freud quand il théorise sur le cas Schreiber ?
Ce qu’en écrit Green est intéressant : « Précisons ce que nous avons observé dans la psychose blanche : dans ce noyau psychotique sans psychose apparente, les relations que le sujet nous montrent ne sont pas duelles mais triangulaires, c’est-à-dire que la mère et le père sont représentés dans la structure oedipienne. Cependant ce qui différencie en profondeur ces deux objets, ce ne sont pas les distinctions de sexe ni leurs fonctions. La différentiation passe par deux critères : le bon et le mauvais d’une part, l’inexistence ou la perte et la présence dominatrice d’autre part ». On comprend la difficulté de la personne à se constituer comme sujet mais ce qui est plus déroutant c’est que le psychotique face à cette bitriangulation n’a pas d’appareil à penser…car pour penser il faut du vide et là, l’un ou l’autre objet est intrusif qu’il soit présent ou non.
Green écrit : « L’atteinte porte sur la pensée. Pourquoi ? Parce que dans les deux cas, l’absence est impossible à constituer. En effet, l’objet toujours intrusivement présent, en permanence dans l’espace psychique personnel, mobilise un contre- investissement permanent pour lutter contre cette effraction, qui épuise les ressources du moi. N’étant jamais absent, il ne peut être pensé.. L’effet obtenu est cette paralysie de la pensée qui se traduit par une hypocondrie négative du corps et plus particulièrement de la tête : impression de tête vide, de trou dans l’activité mentale, impossiblité de se concentrer, de mémoriser. »
Nous sommes là au cœur d’une pathologie produite par notre environnement défaillant en matière de responsabilité et de figures identificatoires fortes et une demande d’une société qui a besoin d’hommes lisses et manipulables qui ne cherchent pas le sens. C’est une façon pour un dirigeant, un gourou, un professeur d’asseoir son pouvoir car sans pensée, il n’y a pas d’altérité possible. Tout le monde fait un dans un brassage vague et confus de têtes non pensantes alignées.
Des êtres sans pensée donc et sans conscience qui sont toujours d’accord sur tout et avec tout. C ‘est ce à quoi sont poussés les détenus dans les camps de travail sous Hitler, là où sur les murs est placardé cette sentence : « Hier ist kein Warum » ! Primo Levi dans « Si c’est un homme » commente qu’ici il n’y a pas de pourquoi, ici on vous empêche de poser des questions pour que vous deveniez fous.. Cette menace là est plus terrible que l’atroce difficulté du travail absurde que chacun est obligé d’exécuter sans rechigner..
Roland Gori a écrit récemment dans « La fabrique de l’imposteur » que la société d’aujourd‘hui fabrique des espèces de monstres, personnages aux multiples facettes.. pervers oui mais pas toujours , des personnages qui jouent un rôle certes mais qui sont extrêmement bien adaptés à notre société et qui passent totalement inaperçus tant ils ont normaux ,avec une pensée qui fonctionne mais qui tourne à vide dans le but de séduire, d’être admiré, d’une société complètement hystérique.
Face à cette émergence de nouvelles pathologies du champ de la névrose, psychose, il nous faut des psychanalystes aguerris et extrêmement formés qui sachent lire Freud et le comprendre et qui sachent aussi s’en détacher.
L’historien Friedrich Heer écrivait dans « Autopsie d’Adolph Hitler » : « Freud, le seul véritable adversaire d’Hitler a su aller jusqu’aux racines du mal dans son analyse de cette situation morbide. Des catastrophes d’une éducation aberrante, de la séduction permanente, qu’exercent les préjugés agressifs, il a su faire un objet de discussion pour le monde entier, et un objet de traitement thérapeutique. Cependant Freud n’a pas encore été entendu ».
La psychanalyse entre tradition et modernité ? Etre psychanalyste aujourd ‘hui, ce n’est pas seulement chercher le moyen de dépasser Freud, c’est aussi retrouver le chemin qui permettrait de le comprendre et l’entendre. La psychanalyse n’évitera pas les nouvelles formes de pathologies puisqu’elles sont les symptômes produits par une société, mais elle les décryptent et met du sens là où aujourd hui les marchands de bonheur apprennent à se désintéresser des causes et des enchaînements et invitent à des exercices de rééducation ou des reprogrammations neuronales présentés comme issus de savoirs indiscutables, qui nous débarrasse des pesanteurs de l’histoire, du désir et in fine, de ce diabolique inconscient.
Natalie Bourgeois
L’interprétation de l’oeuvre d’art et l'interprétation psychanalytique:une histoire de sujets..
Entre Vladimir
ESTRAGON: -Rien à faire
VLADIMIR :- Je commence à le croire. J'ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir soit raisonnable, tu n'as pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat. Alors, te revoilà,
toi.
ESTRAGON :-Tu crois ?
VLADIMIR :-Je suis content de te revoir . Je te croyais parti pour toujours.
ESTRAGON: -Moi aussi
VLADIMIR :-Que faire pour fêter cette réunion ? Lève-toi que je t'embrasse.
ESTRAGON: -Tout à l'heure, tout à l'heure.
VLADIMIR:-Peut-on savoir où monsieur a passé la nuit ?
ESTRAGON:-Dans un fossé.
vLADIMIR:-Un fossé ! Où ça ?
ESTRAGON:-Par là.
vLADIMIR:-Et on ne t'a pas battu ?
ESTRAGON:-Si... pas trop.
VLADIMIR:-Toujours les mêmes?
ESTRAGON-:Les mêmes? Je ne sais pas.
VLADIMIR:-Quand j'y pense... depuis le temps... je me
demande... ce que tu serais devenu... sans moi... Tu
ne serais plus qu'un petit tas d'ossements à l'heure
qu'il est, pas d'erreur.
Acte premier de la pièce « En attendant Godot » de
Samuel Beckett.
Le sujet de l’épreuve du concours
était :Commentez et interprétez
La tâche est complexe :c’est obscur,abscond .On
ne sait pas d’où viennent ces deux personnages,où
ils vont ,ce qu’ils attendent vraiment(Dieu,la
mort)d’accord mais après ?
S’il fallait que j’explique un phénomène
scientifique par exemple, il faudrait que je mette en
évidence un processus causal antécédent(Ex la
photosynthèse est un processus produit par un
phénomène solaire)
Là il faut que j’interprète donc que je donne un
sens..
Je consulte mon Littré :l interprétation saisit une
unité au sein d’une multiplicité, ce qui fait sens. Là
l’unité je ne la vois pas ..
Je poursuis :elle peut se développer à l’infini
Ca ça m’arrange..
C est là que me viennent plein d’idées sur le
message que l’auteur a peut être voulu nous
transmettre :ces deux personnages sont des
vagabonds qui se retrouvent et échangent sur leur
rencontre ;ils semblent ne pas pouvoir se passer
l’un de l’autre. Le dialogue est vif,scandé de
soupirs et de regrets… ,pas très gai tout
ça…dormir dans un fossé ,que dire ?
Si j’essaie d’interpréter :ces deux personnages
symbolisent l’errance de l’homme à la recherche
de son double,le moi autre ,sa moitié .Leur paroles
noient l’attente existentielle de la mort.
En écrivant ça, je me demande si c’est la vérité ;la
vérité de l’auteur du moins et si je ne fais pas dire
au texte au fond ce que j’ai envie d’entendre..
L’interprétation de l’oeuvre d’art
Beckett a-t-il réellement pensé à tout cela en
l’écrivant ?Ne suis je pas en train de trahir l’auteur
en lui faisant dire n’importe quoi..
Du coup je m’arrête. « Traduire c’est trahir » disait
Galillée.
Pourtant ce texte me parle ;il me fait réagir
Mais ai-je le droit ?Ne vais-je pas le rendre
vulgaire ,lui ôter son charme ,sa puissance
d’évocation ?Pour Aristote, l’interprétation a pour
tâche de réduire le changeant, l’aléatoire, le
multiple à l’identique :on interprète pour ne plus
avoir à interpréter ;n’est ce pas un peu réducteur ?
Qu’est- ce au juste l’interprétation en littérature ?
Pour tenter de répondre à cette question, trois
idées :L’interprétation comme reconstruction
,compréhension et expérience de l’être là.
Le travail interprétatif est toujours un travail de
reconstruction a priori ;le sens n’est pas
transcendant à l’image qui par anecdote lui serait
L’interprétation de l’oeuvre d’art
associé ;il est le fruit d’un sujet lisant ,découvrant
un texte. Le sens n’est donc pas unique.
Eminemment subjectif !
L’autre raison pour laquelle il est construction est
la nature symbolique de l’oeuvre d’art en
général :l’oeuvre appartient à celui ou celle qui la
lit et décode l’univers symbolique qui s’y joue ;les
mots là n’ont pas de fonction utilitaire ,ils ne
renvoient pas à des référents connus et codés :la
littérature est hors cadre.
Interpréter ce n’est donc pas savoir ce que l’auteur
a voulu transmettre, c’est trouver une chaine
d’évocations qui se répondent. La métaphore par
exemple repose sur cette capacité de
démultiplication des évocations qui s’expliquent
les unes les autres, se renforcent, se complètent
,fonctionnent en échos. Le texte a donc besoin d’un
sujet qui construit ce sens.
Mais peut-on supporter l'idée qu'il y a ou qu'il
pourrait y avoir une infinité d'interprétations
possibles ? Et la multiplication à l'infini des
interprétations ne nous reconduirait-elle pas à
L’interprétation de l’oeuvre d’art
une forme de relativisme ? Nietzsche répond
à ce problème à partir du concept de
Züchtung, de maîtrise ascendante. Le
pluralisme n'est pas synonyme d'anarchie, de
nihilisme - toutes les pulsions ne se valent pas
au regard de la vie. Le mouvement des
pulsions peut être spiritualisé, élevé, éduqué,
il ne conduit pas nécessairement au
laisser-aller, à la retombée dans le " vulgaire ".
Interpréter c‘est comprendre :
C’est prendre le texte dans une globalité et
appréhender le contexte.
Nous ne pouvons nier que le texte
interprétatif a été écrit à une certaine époque,
par un auteur engagé dans un lieu , une vie
politique.
C’est ici que nous voyons que l’interprétation
est prise entre opinion et science .
L'historicité de l'interprétation est en rapport
avec le temps, et avec l'essence temporelle
de l'homme. La temporalité est une donnée
irréductible de l'interprétation. Le sens ne se
donne pas d'emblée. La temporalité de la
compréhension intervient directement dans la
reconstitution du sens. L'effacement de la
différence, impliquée par la conservation du
sens du texte interprété au sein du texte qui
l'interprète est cette tâche spécifique de
restitution que Schleiermacher assigne à
l'herméneutique. C'est pourquoi il considère
qu'à côté du travail " positif " de
compréhension, qui vise à mettre en lumière
le sens caché du texte et qui repose sur le
respect des règles grammaticales, s'impose
un travail d'ordre psychologique. "Tout acte de
compréhension est pour Schleiermacher
l'inversion d'un acte de discours, la
reconstruction d'une construction " .
Le problème de l'implication du sujet dans
l'interprétation mérite donc d'être reconsidéré
eu égard au fait que cette implication apparaît
comme partie intégrante de l'interprétation.
Malgré la recherche d'un sens qui s'impose
objectivement, force est d'admettre qu'il y a
toujours une certaine projection de soi dans
l'autre. L'interprète qui cherche à déceler les
influences externes et les intentions internes
du texte apporte aussi ses propres préjugés et
attentes dans le message délivré par l'autre.
L'implication du sujet qui raconte, qui analyse
et qui comprend, dans les actes du sujet
observé, ne constitue pas un défaut pour
l'interprétation, elle en fait l'intérêt même.
On peut comprendre ici pourquoi Platon
voulaient chasser les poètes de la cité car ils s
attachaient à des simulacres, des illusions, des
erzats de réel . La poésie passe
d’abord par l’écoute et les sens sont
trompeurs. Pour Hegel au contraire, l’art fait la
jonction entre le sensible et l’intelligible mais
apparait d’abord aux sens ;il n’est pas la pâle
copie du réel et donc appelle l’interprétation.
L'interprétation révèle que l'homme est un être
qui s'interroge en interrogeant les autres sur
ce qu'ils ont voulu ou veulent dire. Elle
correspond à une modalité originale de
rapport de l'homme au monde : dans
l'explication scientifique, l'homme se rend
possesseur de l'objet de son investigation,
dans le dialogue interprétatif le sujet n'impose
pas aux choses un sens mais laisse le sens
émerger de la chose même. "Le véritable
événement herméneutique, écrit Gadamer,
consiste dans la venue à la parole de ce qui
est dit dans la tradition. C'est donc ici, a fortiori,
qu'il est exact de dire que cet événement n'est
pas notre action sur la chose, mais bien
l'action de la chose elle-même " .
L'interprétation qui doit mener à la
compréhension abolit la hiérarchie entre
l'interprète qui prend possession d'un texte
muni d'une technique éprouvée et celui qui se
laisse passivement saisir. Gianni Vattimo
explique, dans L'éthique de l'interprétation,
que "L'herméneutique vise à constituer un
langage commun entre l'interprète et le texte »
Le mode interprétatif ,ce rapport du sujet à ce
qu’ il entoure, rappelle qu’il n’existe pas un
sens préexistant à un texte ou même un
auteur qui aurait souhaité passer un "message"
universel et unique. Le monde ne préexiste
pas à l’oeuvre d’art.Elle devient oeuvre d’art
quand elle est regardée ,lue, donc
interprétée ;c’est l’oeuvre d’art qui crée la
rencontre entre le sujet et son auteur et non
pas l’auteur qui crée l’oeuvre.
Par son travail interprétatif, l’esthète fait vivre
l’oeuvre d’art et ce regard lui donne sa
legitimité, dans un être là que définit
Heidegger comme le « da sein »
Ce n’est donc ni le vrai ni le vraisemblable
que tente de toucher la démarche
interprétative mais le possible.
On ne connait pas mieux l’auteur d’un texte
en l’interprétant mais on se connait mieux soi
même.
Si je tentais de résumer ces quelques idées, je dirais
qu’il est toujours une difficulté dans le fait
d’interpréter. Savoir si on est au coeur de la vérité
du texte ou de l’oeuvre d’art est une préoccupation
humaine. Il me semble que finalement interpréter
est qu’ on le veuille ou non mettre une partie de soi
dans le champ infini des possibles interprétatifs
d’un texte auquel l’auteur a donné naissance et que
le lecteur signe. Cette oeuvre, une fois interprétée
en dira plus sur le lecteur que sur
l‘auteur,interrogeant la projection. C’est de cette
rencontre là que naît l’oeuvre d’art.
Roland Barthes notait à ce sujet: « La naissance du
lecteur doit se payer de la mort de l’auteur. »
Aucune oeuvre d’art n’est aboutie avant d’être
signée par le sujet interprétant.
La projection, ce mécanisme de défense, dont tous
les psychanalystes pensent se défendre deviendrait-il
un outil précieux ?
Sans doute car c’est bien l’inconscient du texte qui
entre en lien avec celui du lecteur. C’est pourquoi on
ne peut pas expliquer un texte ;on ne peut que
l’interpréter comme toute production humaine.
Mais est -ce si différent quand il s’agit du discours
d’un patient avec le psychanalyste ?
N’est- ce pas grâce à ce phénomène complexe de
projection que l’interprétation du psychanalyste
prend tout son sens ?Le discours parlé du patient
appelle le jeu symbolique du psychanalyste .Les
mots dits sont dénués de leur fonction utilitaire,
coupés du réel, dans un espace factice,fabriqué de toute pièce,afin qu'il ne rencontre surtout pas le réel. Et le discours
seul n’est pas valable. Il doit être reçu donc
interprété par un tiers.
Finalement toute réception humaine n’est -elle pas
interprétation ?
Le rapprochement entre le processus artistique et le
cheminement psychanalytique est troublant.. Est -ce
à dire que le patient devient l’artiste de sa propre
vie et que comme en littérature, la naissance du
patient doit se payer de la mort du psychanalyste,
pour reprendre les mots de Barthes ?
Je vous laisse la liberté d’interpréter cette phrase.
J’ai compris , je crois, pourquoi le texte de Samuel
Becket me parle tant et que je me suis souvent
opposée à l’idée d’un auteur sombre dont les
personnages attendent la mort :Vadimir et Estragon
sont des personnages humains, terriblement
humains, douleureusement humains,réduits à
l’essentiel,sans artifice et qui vont jusqu’au bout de
leur désir d’attendre sans jamais abandonner. Ce
qui les maintient en vie?Jamais ils ne renoncent à
se parler même si leurs mots souvent ne veulent plus
rien dire.Ils ne font pas que parler dans une forme
de psittacisme stérile..Ils se répondent,se
disputent,se chamaillent ,se cherchent et la forme
pronominale attestent qu’ils prennent l’autre en
compte,se soucient en permanence du sort de
l’autre .Ils sont juste magistraux car ils ont compris
que tant que ce pronom réfléchi existe, ils sont
sujets. Pour reprendre l’idée de Sartre, le sujet se
construit dans l’intersubjectivité.
Ca c’est mon interprétaton…
Nathalie Bourgeois
"Les ailes nous manquent mais nous avons toujours assez de force pour tomber" Paul Claudel